Va donc, hé paysan!
Je feuillette en ce moment un livre intitulé Vive la France! : des photos de Cartier-Bresson prises dans les années 60 illustrent des textes de François Nourissier qui évoquent la société française de l'époque sous tous ses aspects, la ville, la campagne, les classes sociales, les mentalités, les jeunes, les curés...Ce livre rappelle souvent Mythologies, ce qui n'est pas un mince compliment. Un de ses courts chapitres s'intitule "Paysan, va...", rappelant cette injure dont le conducteur parisien, roi du bitume, accablait en fait tous les conducteurs maladroits ou trop lents que leur immatriculation dénonçait comme provinciaux. Ce qui me frappe, c'est qu'elle a complètement disparu, remplacée par le très banal "connard". Il est tentant de mettre cette disparition en parallèle avec celle des paysans eux-mêmes et de constater qu'au fur et à mesure que leur nombre diminuait, ils gagnaient en considération auprès des Parisiens et plus généralement des urbains.
Je ne veux pas jouer les Mendras au petit pied, mais enfin, né dans un département rural vers 1950, j'ai assisté à cette "fin des paysans" que décrit l'historien. J'ai connu des fermes où on arrivait par des chemins boueux, où on allait chercher l'eau au puits, quelques-unes même, très rares, qui n'avaient pas été branchées au reseau électrique vers 1955. Les enfants des écarts allaient à l'école à pied tous les matins et faisaient parfois 8 ou 10 km dans la journée. Il y avait, certes des tracteurs, mais les transports se marchandises se faisaient dans des charrettes à cheval ou de vieilles Juvaquatre. Le confort des maisons était évidemment reduit au minimum, ni salle de bain, ni toilettes (l'étable), une cheminée qui chauffait tout. Assez de misérablisme! Les choses changèrent dans les années 60 : regroupement des terres, arrachage des haies, la campagne perdit du pittoresque et des paysans, mais - moins nombreux - ils devinrent plus riches et vécurent mieux. On construisit des maisons neuves pour les jeunes qui reprenaient la ferme. Apparurent les salles de bain, les meubles en formica, un meilleur chauffage, la télé. Les enfants de paysans qui, auparavant, ne dépassaient pas le certificat d'etudes, se mirent à faire des études comme ceux du bourg ou de la ville. Le patois commença à disparaître. Les années 60 furent aussi celles des grandes et violentes manifs, notamment en Bretagne, pour dénoncer la politique agricole de la France ou de l'Europe et le syndicalisme agricole se développa. Mais le nombre des paysans continua à diminuer et une coupure se fit entre les pontes du Syndicat, gros céréaliers, et le paysan moyen, éleveur soumis au cours du lait et à la surproduction de beurre. De fait, au cours des années, les divisions se multiplièrent : agriculture productiviste ou écologique, de montagne ou de plaine, gros propriétaires ou petits producteurs... Parallèlement, les paysans, de moins en moins nombreux, acquirent aux yeux des citadins un grand prestige. ils n'étaient plus redoutables comme à l'époque des grandes manifs, ils les nourrissaient et poussaient même le zèle jusqu'à leur offrir une provende saine qui avait reçu l'onction des écolos. D'ailleurs écolos des villes et des champs se rencontraient et discutaient sur un pied d'égalité. Le mouvement actuel des villes vers les campagnes accentue encore le rapprochement, mais on peut craindre que les paysans, de moins en moins nombreux, ne finissent noyés dans la masse. "Paysan" n'est plus une injure, mais peut-être ne sera-t-il bientôt qu'un souvenir dans un pays qui ne sera plus que grandes exploitation céréalières, fermes "des mille vaches" et résidences secondaires.