Je me souviens 4
Je viens de relire Le grand Meaulnes et j'ai de nouveau été frappé par la ressemblance entre ce village solognot des années 1890 et le mien dans les années 50-60, juste avant la Révolution agricole que décrit Henri Mendras. Je me souviens...
D'avoir participé aux processions des Rogations : le curé en tête avec un enfant de choeur qui portait la croix, puis nous, les enfants du catéchisme et enfin les adultes. Nous allions par les petits chemins, chantant cantiques et priant, pour attirer sur les récoltes la bénédiction de Dieu. Il y avait aussi la Fête-Dieu où la procession nous menait de l'église au couvent par une rue jonchée de fleurs, et on s'arrêtait devant les reposoirs qu'avaient dressés les familles les plus dévotes.
Qu'au milieu des années 50 la municipalité, menée par un notable dynamique, fit construire un bâtiment qui abritait une cantine scolaire, des bains-douches et un local pour le corbillard communal.
Que le paysan qui prêtait son cheval pour les enterrements et faisait office de croque-mort avait une trogne illuminée et était parfois saisi de crises d'épilepsie pendant le transport.
Que jusqu'au début des années 80 les cercueils étaient encore fabriqués par les menuisiers du village qui les livraient à domicile. Je pense que celui de mon grand-père fut l'un des derniers. Après on eut un corbillard automobile, des employés de pompes funèbres et on ne garda plus les morts à la maison.
Que les enterrements civils - très rares - faisaient scandale. C'est pourquoi beaucoup de libres-penseurs, par indifférence ou sous la pression de leur famille, préféraient passer par l'église.
Que le presbytère était habité par un curé qui ne desservait que notre paroisse. Il fut par la suite transformé en logements sociaux. Le village avait aussi une petite communauté de bonnes soeurs qui tenaient une école libre où allaient la plupart des filles de la commune (et c'était un plaisir sans nom pour les laïques de raconter qu'ils avaient surpris une"fille du couvent" se faisant tripoter dans une voiture après le bal ou,pis, s'arrondissant).
Que la commune comptait presqu'autant d'écoles que de cafés : 3 au bourg, qui n'étaient pas mixtes, 2 autres dans des hameaux, qui mélangeaient filles et garçons. Beaucoup venaient à pied d'écarts éloignés, parfois de 4 ou 5 kilomètres. Je n'ai souvenir que d'une seule fille que son grand-père, bourgeois campagnard, conduisait le matin et ramenait le soir.
Que, comme dans le roman d'Alain-Fournier, des élèves, le soir, balayaient la classe et vidaient les cendres du poêle, tandis que le maître en blouse grise préparait les tableaux en inscrivant d'une écriture soignée la date du lendemain, la maxime morale du jour (nous commencions chaque matin par la lecture d'un récit qu'elle illustrait) et l'énoncé des problèmes. Je me souviens des porte-plumes, de l'odeur de craie, de l'encre que l'instituteur versait avec précaution dans les encriers, de la chaîne d'arpenteur et des cartes Vidal-Lablache...
Du tas de charbon dans un coin de la cour, du préau ouvert, des trois marronniers de la cour de récréation où les élèves patoisaient allégrement (sauf 2 ou 3 "bourgeois") et de la maison d'école qui avait une certaine allure et aucun confort.
Des affiches électorales sur leurs panneaux le long du mur de l'église : on n'y voyait pas en grand la photo du clampin et de son patron, mais de longs textes détaillés pour convaincre l'électeur.
Que le garde-champêtre à la sortie de la grand messe proclamait les mesures d'intérêt général prises par la municipalité et annonçait les évènements importants. Il était aussi chargé, à chaque mort, d'avertir chacun à domicile et de donner le jour et l'heure des obsèques.
Que le seul bâtiment officiel était celui que la mairie partageait avec la poste. Celle-ci conserva un receveur jusqu'au milieu des années 60 avant de devenir une simple agence. En face il y avait le monument aux morts avec sa longue liste de victimes, tant les départements ruraux de l'Ouest ont morflé. Chaque 11 novembre le maire et le conseil municipal présidaient une cérémonie avec présence obligatoire des enfants des écoles, clairon et lecture des noms à chacun desquels nous répondions "Mort pour la France". Rien le 8 mai, et plus curieusement rien non plus le 14 juillet, et pourtant nous n'étions pas en pays chouan.
Qu'au plus fort de sa puissance et de sa richesse la commune avait 2 boulangers, 2 épiciers, 1 boucher, 1 poissonnier-crémier, 3 charrons, 2 forgerons, 2 garages, 2 menuisiers, 2 maçons, 4 cafés, 2 cafés-épiceries, 2 marchands de vin, 2 restaurants ouvriers, et je dois en oublier...
Que le bourg n'était guère pittoresque, traversé de nulle rivière, sans ruines médiévales, avec son église de la fin du XIXème. Seule une maison bourgeoise avec parc, celle du notaire, relevait un peu le niveau (et un jardin public qui ne fut guère fréquenté et choqua un peu la population qui n'en voyait pas l'utilité).
Qu'à la fin des années 60 le bourg entra dans la modernité : la plupart des artisans disparurent, puis, peu à peu, cafés et commerces de bouche. Les enfants poussèrent plus loin leur études et connurent le ramassage scolaire pour aller au collège du chef-lieu de canton puis au lycée. Du reste, ils étaient de moins en moins nombreux. On contruisit des lotissements dont une partie était habitée par des rurbains et des paysans à la retraite qui avaient quitté leur ferme transformée en Gaec. Le maire, ambitieux, fit creuser à l'orée du bourg un étang artificiel pour les bains, la pêche, 2 guinguettes s'installèrent et on contruisit quelques bungalows. Le lieu attira du monde et redonna au village, un peu d'éclat et de vie, mais ce fut aussi, d'une certaine façon, la fin de la campagne où, de surcroît le patois avait presque complètement disparu.