La divine comtesse
José Cabanis prétend qu'il y a deux sortes de gens : ceux qui ont lu la comtesse de Ségur étant enfant et les autres. Evidemment, il a voulu faire un mot. N'empêche que je suis très heureux et fier d'appartenir à la première catégorie qui nous met à cent coudées au-dessus des fans de Harry Potter et de la génération-tablettes. Je crois avoir lu dans mon enfance à peu près tous les livres de la grande Sophie. Je les revois encore, des livres qui avaient été offerts à ma mère et à ma tante, avec une couverture cartonnée illustrée, et d'autres illustrations dans les pages un peu passées qui reprenaient telle ou telle scène-choc (par exemple les diables effrayant madame Mac'Miche dans Un bon petit diable) au milieu des dialogues qui constituaient la meilleure part du livre. Je sens leur légère odeur de moisi car la maison était humide et ils avaient passé du temps au fond d'une armoire ou dans un grenier. Je les ai lus chez mes grands-parents, au jardin sous les noisetiers ou au bord du ruisseau dans la grande prairie, et ils sont intimement liés aux vacances, c'est peut-être pourquoi celui que je préfère est Les vacances où tout la cousinade se retrouve au château de madame de Fleurville : Camille, Madeleine, Sophie, Jacques, Paul...On y fait des promenades à dos d'âne, on y pêche, on joue à cache-cache. J'étais fasciné par les châteaux comme tous les enfants et cette lecture me transportait dans leur monde, avec sa domesticité fidèle et nombreuse (les petites filles modèles avaient chacune leur bonne), les chemineaux qui demandaient la charité à la grille, les visites faites aux familles méritantes à qui on donnait des vieux vêtements, les mères sévères et enjouées à la fois, les enfants sages et la tête folle (qui portait le prénom de l'auteur...). J'ai apprécié aussi Un bon petit diable , son atmosphère et son jeune héros très dickensiens comme je le découvrirai un peu plus tard, Le général Dourakine, terriblement rrrusse et parfaitement sadique (mais je ne me rappelle pas que le knout ait éveillé en moi des émois sexuels...). Un de mes favoris était aussi La fortune de Gaspard, dont je ne perçus tout le sens et la richesse que plus tard lors d'une relecture : l'industrialisation de la Normandie et les luttes entre capitalistes, le conflit avec les valeurs paysannes, les frères ennemis, l'un traditionaliste, l'autre reniant sa classe, l'importance de l'école qu'on commence à percevoir...Je ne sais plus qui l'a qualifié de roman balzacien à juste titre.
Un peu plus tard, je suis passé aux livres d'aventures : dans les prairies et forêts d'Amérique, James Oliver Curwood et Fenimore Cooper. De mon père me venaient tous les Jules Verne : Les enfants du capitaine Grant, Le tour du monde en 80 jours...Et puis,des classiques : Les trois lanciers du Bengale, Le livre de la jungle illustré, Le petit lord Fauntleroy, un ou deux "Club des cinq", mais déjà je regardais du côté des livres "pour les grands" et commençais à fouiller avec circonspection dans la bibliothèque familiale. Je pense que je voulais "faire l'important" et ai renié alors cette littérature pour enfants qui n'était quand-même pas de la petite bière et vaut bien un hommage.