De senectute ou la vieillesse est un naufrage
Je veux bien rendre à Daniel Cordier tous les hommages du monde, célébrer son courage de combattant, admirer son sens de l'amitié qui lui a fait écrire une véritable somme historique pour défendre la mémoire de son ami, louer ses connaissances en art contemporain et sa générosité envers les musées, mais il y a une chose que je ne lui pardonnerai jamais, c'est d'avoir dit, lors d'une interview à l'âge de 98 ans :"je suis un vieillard très heureux". Il rejoint ainsi une bande de vieillards terribles qui comptait dans ses rangs Stéphane Hessel, éphémère penseur politique du début du millénaire, Théodore Monod, celui qui traversait le Sahara à pied en se nourrissant d'une poignée de dattes, ou, dans un genre plus intellectuel, l'inusable Edgard Morin toujours prêt à donner de sa personne et à présider un comité de sages pour imaginer les grandes orientations de notre futur. Que veulent-ils donc nous faire croire, pétulants et diserts, exsudant le bonheur et par là semblant nous faire la nique?
Eh bien non, indignes vieillards, nous refusons de vous croire. La vieillesse est une chose affreuse, comment pourrait-elle être compatible avec le bonheur? Auriez-vous échappé à la dégradation physique à la "ride véloce", aux dents qui pourrissent et se déchaussent, à la vue qui se brouille, à l'ouïe paresseuse, au souffle qui manque, aux muscles qui fondent, aux cheveux qui tombent, à la laideur du corps et du visage qui finit par nous frapper tous? Seriez-vous encore plein de désir et d'hormones, convaincus de pouvoir satisfaire n'importe quelle gisquette? Le viagra, je sais, mais avez-vous pensé à votre vieux coeur usé? De toute façon la gisquette ne vous jette pas un regard. Et la mémoire, l'agilité de la pensée, les possédez-vous encore? J'ai peine à le croire. N'êtes-vous donc pas comme nous tous, vivant une vie diminuée ou chaque jour une chose de plus nous échappe, un plaisir, un exercice qu'on pratiquait, une sensation, n'êtes-vous pas réduits à un espace de plus en plus étroit, vous qui couriez le monde? Il vous reste les souvenirs, donc les regrets, vos échecs remâchés, et, du reste, les souvenirs eux-même s'effilocheront. Je sais bien que nous essayons de prolonger ce fantôme de vie à l'aide de petites pilules et en assiégeant les médicastres, mais de là à rouler des mécaniques et à sautiller sur son fauteuil en criant :" je suis heureux, je suis heureux!"...Il ne faut pas essayer de tromper son monde, fringants nonagénaires, la vieillesse est un naufrage et une épreuve à laquelle certains vieux Romains préféraient mettre fin en se tranchant les veines dans un bain tiède et parfumé. Pénétrez vous de leur sagesse et arrêtez de nous faire la leçon.