"Le coeur glacé" d'Almuneda Grandes. Une histoire de la guerre d'Espagne
Tient-on avec "Le coeur glacé" le grand roman sur la Guerre d'Espagne? Peut-être. En tout cas l'auteure n'a pas ménagé sa peine : 1350 pages bien tassées dans l'édition du livre de poche en 2 tomes. Le roman balaie 70 ans de l'histoire de l'Espagne, du pronunciamento de Franco en 36, au début du 21ème siècle, avec, au premier plan ou à l'arrière-plan, la guerre et ses conséquences sur les familles et la société. Les meilleures pages sont peut-être sur Madrid assiégée et résistant avec rage, les hommes faisant sans cesse le chemin entre chez eux et le front, les femmes traquant les planqués et essayant de nourrir leur monde. Mais il y a bien d'autres choses encore : la Division azul, ramassis de phalangistes idéalistes, d'aventuriers et de "rouges" clandestins prêts à passer à l'ennemi, luttant contre le froid et les Soviétiques, ou bien la répression féroce et les nombreux fusillés de 39, les années de prison des plus chanceux, l'exil et les camps de concentration du midi de la France où les prisonniers craignaient d'être renvoyés chez Franco, les évasions, l'engagement de beaucoup dans la Résistance, la déception quand ils ont vu que les Alliés ne chasseraient pas le caudillo, l'installation difficile en France d'exilés qui s'étaient promis "de ne jamais revenir dans ce pays de merde", l'Espagne fasciste, et, en même temps, ne parlaient qu'espagnol à la maison et ne fréquentaient que leurs congénères, leur joie délirante le jour de la mort de Franco et leur retour dans un pays tellement changé...Elle décrit aussi l'évolution de l'Espagne franquiste, ses lois répressives jusqu'aux années 60, les spoliations de l'immédiat après-guerre, et une frénésie de spéculations, de trafics, de prébendes offertes que ne parvenait pas à voiler une morale chrétienne q'on affichait. Les promoteurs, notamment profitèrent de la reconstruction et du boom immobilier des années 60 et il n'est pas étonnant que la romancière ait choisi l'un d'eux comme héros.
Le livre tient du roman-feuilleton, avec tout le respect dû à ce genre : il y a des secrets de famille profondément enfouis, des personnages mystérieux comme cette femme belle, élégante et inconnue de la famille à un enterrement dans la sierra, des révélations qui piquent la curiosité sans la satisfaire, des amours impossibles...il raconte l'histoire de deux familles, l'une mi-bourgeoise et mi-aristocratique qui est fidèle à la république pour qui elle se battra et se retrouve ruinée à la fin de la guerre, l'autre d'extrace modeste qui s'enrichit grâce au franquisme et à l'énergie et au charme d'un jeune homme habile et ambitieux. Comme vous vous en doutez ces deux familles sont liées sans le savoir et on a parfois besoin des arbres généalogiques en annexe pour repérer les personnages...La structure du roman est habile qui alterne épisodes contemporains (début du millénaire) et épisodes historiques, centrés sur les Carrion ou les Fernàndez. Cela permet une suite de mystères et de révélations qui entretiennent le suspense. Trois personnages émergent : Julio Gonzàles Carrion autour de qui s'organise l'histoire et son fils Alvaro qui tombe amoureux de Raquel descendante de la famille adverse, en quelque sorte Romeo et Juliette : il n'y a pas de grand roman sans mythes. Leur histoire d'amour sera-t-elle impossible, faut-il remuer les cendres du passé, la culpabilité s'éteint-elle avec le temps? Vous le saurez en lisant jusqu'au bout ce passionnant roman...Non qu'il soit dépourvu de scories : l'auteur a une propension au lyrisme amoureux qui peut agacer, on finit par le savoir que Raquel a des seins parfaits et une peau de pêche...Mais on oublie vite cela devant la richesse de la fresque historique et la diversité des personnages : le grand-père officier républicain et communiste, la mère qui se libère grâce à la république et meurt en prison en 1941, le phalangiste idéaliste qui découvre que Franco trahit les idéaux de la Phalange, les collègues jouisseurs d'Alvaro, ses frères et soeurs...Si comme moi vous aimez l'Espagne et les Espagnols, vous aimerez ce gros roman.