L-F Céline ou les salauds ne vont pas en enfer
L'historien Taguieff et une agrégée de lettres, Annick Durrafour, viennent de faire paraître un pavé, Céline, la race, le juif, légende littéraire et vérité historique, qui revient sur le problème de l'antisémitisme du romancier et tente de mettre un point final à la question en s'appuyant sur ses textes et sur de nouveaux documents d'archives. Les textes, on les connaît, essentiellement trois pamphlets : Bagatelles pour un massacre, L'école des cadavres et Les beaux draps (publié sous l'Occupation). Leur violence qui va jusqu'à l'éructation, l'excès dans l'injure, l'interprétation délirante de l'Histoire dont le moteur serait l'affrontement entre Juifs (alliés aux nègres) et Aryens (dans Bagatelles Louis XIV est même qualifié de juif...) ont pu faire croire à des gens comme Gide que Céline, pris par quelque étrange fantaisie, ne croyait pas un mot de ce qu'il y écrivait. Taguieff et sa co-auteure montrent au contraire que ces pamphlets sont par leurs thèmes très proches de ceux produits à la même époque par des antisémites d'un talent bien moindre, et surtout il y eut la Shoah qui a donné un tout autre poids aux excès du romancier. Son antisémitisme est incontestablement racialiste et non religieux. La pureté du sang et de la race était une des obsessions du docteur Destouches, sorte d'hygiéniste dévoyé, à une époque où Alexis Carrel développait ses théories eugénistes allant jusqu'à l'euthanasie de certains handicapés. Il reprend certes les vieux poncifs sur l'avidité des Juifs, leur pouvoir occulte et leur désir de dominer le Monde à partir de la City, mais la plus grande menace à ses yeux est le métissage qui détruira les Aryens auxquels Céline se flatte d'appartenir, et la race blanche avec l'aide des Nègres (le "blanc" n'est qu'un fond de teint, écrit le romancier). De telles théories lui ont valu de gros ennuis après la guerre, qui auraient sûrement été pires s'il n'avait fui au Danemark. Comme tous les écrivains "collabos" il fut boycotté mais, avec l'aide de Gaston Gallimard, sut sortir de l'ombre où on voulait le maintenir. Des interviews et une émission de télé en 1957 pour la sortie de D'un château l'autre, premier livre de la trilogie où il raconte sa taversée dans l'Allemagne en guerre, le ressuscitèrent. Il joua, car c'était un grand comédien, vêtu d'invraisemblables nippes, à l'auteur maudit et persécuté pour son style, sa "petite musique" que tout le monde jalousait. Les Juifs? oubliés ? Pas tout à fait, il dit dans une lettre son admiration pour Le mensonge d'Ulysse de Rassinier, le premier négationniste.On y trouve cette formule très cynique : "la magique chambre à gaz". Quelques années après sa mort en 1961 il devint un objet d'études universitaires et on a pu parler à une époque de "célinomania".
Mais les deux auteurs ne se contentent pas de solliciter les textes des pamphlets, ils examinent ses actions pendant l'Occupation. Outre Les beaux draps, il publie des lettres ouvertes dans les journaux, se prévalant de son autorité en tant qu'antisémite. Plus que les cercles collaborationnistes il semblerait qu'il fréquente beaucoup les Allemands et pas des meilleurs : officiers de la Gestapo ou des SS. Jünger qui le croise parfois exprime son dégoût à son égard. Sa fréquentation la plus compromettante serait un colonel des services de renseignement et de propagande allemands. L'a-t-il recruté ? Possible mais pas sûr. S'il n'a pas été stipendié par les nazis, ils lui ont quand-même donné un refuge à Sigmaringen et, en pleine guerre, un laissez-passer pour le Danemerk où il avait placé son or . Ajoutons, pour brocher sur le tout, qu'il a dénoncé quelques juifs et communistes.
Mais qu'est-ce que ça change ? L'homme est condamnable, par ses actes et ses écrits, il a sûrement des morts sur la conscience, mais qui a dit que les écrivains devaient être exemplaires ? Au-delà de ses idées politiques et compte-tenu de sa pitié pour les malades et les animaux,le caractère de Céline ne l'était guère. Il s'est montré arriviste (épouser la fille du doyen de la fac de médecine...), avide, lâche, ingrat (par exemple dans ses relations avec l'universitaire juif américain venu le visiter au Danemark, ce qu'évoque un film récent d'Emmanuel Bourdieu).On sait bien, grâce à Proust, que l'être social et l'écrivain sont différents. On peut condamner celui-là, c'est le temps et la postérité qui jugeront celui-ci. Un écrivain génial n'est pas intouchable mais il ne faut pas occulter son oeuvre. On continuera, bien sûr, à lire Céline, notre plus grand styliste du XXème siècle avec Proust, sans scrupule ni gêne. Les pamphlets, je ne sais pas. J'ai lu Bagatelles il y a longtemps, ai essayé de le relire mais ne suis pas arrivé au bout : la mécanique tourne à vide et la verve comique s'essoufle, mais les romans ! Voyage au bout de la nuit (Céline avait le génie des titres : Mort à crédit, Guignol's band...) avec Bardamu qui traverse tous les enfers du siècle et son double Robinson. Encore mieux Mort à crédit où la phrase commence à se disloquer, où la fantaisie de Céline se donne libre cours dans des scènes fantastiques, la trilogie allemande, Lucette, céline, le Vigan et le chat Bébert entre château baroque et bombes au phosphore flambant Dresde. Et même des pochades comme Guignol's band ou Féerie où s'épanouit sa verve comique. Tout est bon dans Ferdinand, sauf l'homme...