Normalisons le Front National et dé-moralisons le discours politique
Depuis des lustres c'est toujours la même chose : chaque résultat d'élection est jugé à l'aune de ce qu'a fait le Front national. La comédie commence des mois avant et se répète invariablement. Les dirigeants politiques adjurent solennellement leurs adversaires de "ne pas céder aux sirènes du FN" ou - plus grave - les accusent de courir après Le Pen, nos éditorialistes les plus talentueux se demandent "comment endiguer ce flot qui monte" et parlent avec des trémolos dans la voix de "lepénisation des esprits" et d'idéologie vichyste nauséabonde. Vient le jour du scrutin où ce parti maudit séduit encore de nouveaux électeurs, sans grands résultats concrets, en général, grâce à la forme de nos scrutins. C'est alors un discours apocalyptique où il n'est question que de tsunami, d'avalanche, de digues rompues, de cancer, de chape noire s'abattant sur la France, de marée brune (Laurent Joffrin, qui manie la métaphore comme Joseph Prudhomme, a vu, lui, un "drapeau brun"). Le pays semble perdu et on entend au loin le pas lourd des légions fascistes (ah, ce fascisme : on m'a seriné depuis la guerre d'Algérie - ça ne nous rajeunit pas - qu'il ne passera pas mais qu'il menace la République. Je l'attends encore.). Et puis tout rentre dans l'ordre : le FN ramasse ses quelques miettes, les "partis de gouvernement" gardent la part du lion et c'est reparti pour un tour.
Oui mais, direz-vous, ses progrès sont constants et s'il arrivait au pouvoir ? Eh bien le meilleur moyen de l'en empêcher n'est sûrement pas de polariser l'attention et de taper comme un sourd sur lui et surtout sur ses électeurs, d'en faire un pestiféré qu'on exclut du jeu des partis sous des prétextes fallacieux. Ce parti a un programme, des militants et des électeurs qui l'approuvent et le voudraient voir appliqué. Il aspire au pouvoir et fait en sorte de gagner les élections en se disant que dans sa giberne il a lui aussi son Grand cordon de la Légion d'honneur. Il accepte les formes du débat démocratique et de la lutte électorale. N'a-t-il pas droit à la même considération que les autres, à ce que le combat soit loyal, à ce que ses électeurs soient représentés et voient leurs désirs mis en oeuvre ? Non, répond la Sainte Alliance des partis "républicains" et des médias, car son programme est mauvais et qu'il ne respecte pas les valeurs de la république et on tente derechef de l'écraser. Ce qui s'avère tout à fait improductif comme le montrent les résultats électoraux. Écoeurés par ce qui semble de petits arrangements entre copains, indignés par cette mise en quarantaine qui offense leur sens de la justice, blessés par le mépris de classe qu'exsude le discours anti-FN, les électeurs de Marine Le Pen sont de plus en plus nombreux. Pour conjurer le danger il faudrait faire tout le contraire : si son programme est mauvais laissons le accéder au pouvoir, les électeurs s'en apercevront vite et il sera battu aux élections suivantes. Du reste on trouve à boire et à manger dans ce programme (qui inspire en partie notre état d'urgence...), allions-nous avec lui à l'occasion et faisons le entrer complètement dans le jeu politique. Comment a-t-on pu oublier le vieil adage "embrasser son ennemi pour mieux l'étouffer" ? Ayant pénétré dans le sérail, ils en prendront vite les moeurs, apprendront le compromis, refuseront les mesures brutales, gauchiront (si j'ose dire) leur idéologie, perdront leurs certitudes. En un mot, ils s'amolliront et la vague menaçante deviendra un petit clapotis doux à l'oreille de ses juges.
Mais les valeurs, qu'en faites -vous ? Ah, les sacro-saintes valeurs ! Mots creux et billevesées dont on devrait se méfier. A commencer, je l'ai déjà dit, par la devise de la République. Il se trouve justement que notre liberté est de plus en plus bornée par l'intrusion de l'Etat dans nos vies. L'égalité ? N'existe ni celle des fortunes, ni même celle des droits qui en dépend. Quant à la fraternité, elle ne se décrète pas. La xénophobie, le racisme ? Ils existent, certes, au Front. Et pas ailleurs ? Le repli sur soi, le refus de l'autre, mais j'en vois aussi chez ses adversaires ! Le refus absolu - on est tellement sûr d'avoir raison et d'être l'oint du Seigneur - de se mettre à la place de ces "frontistes au front bas", de ces "abrutis", de ces crétins qui sont incapables de voir "qu'on leur donne de mauvaises réponses". Cela pue à plein nez le mépris de classe et aucun de ceux qui les piétinent n'a le courage de reconnaître que l'école a été incapable de rien leur apprendre et que le patron a contribué à leur abrutissement. Alors, si on laissait de côté la morale ? Je me méfie de cette vieille pharisienne qui veut imposer à tous ce qu'elle pense être le bien, des Joffrin, des Plenel qui ne remettront jamais en question leur catéchisme, de tous ceux qui "parlent du coeur comme d'autres parlent du nez" (Gide), de ceux qui voient en l'homme un être naturellement bon. La masse des électeurs veut d'abord qu'on serve ses intérêts, qu'on améliore sa vie quotidienne, qu'on ne l'expose pas à des changements brutaux. C'est sur ces points qu'elle jugera un programme. Alors, bien sûr, cela peut heurter de grands idéaux. A Calais le FN a fait près de 50%, visiblement les électeurs refusent le désordre et la violence qu'entraîne l'arrivée massive de migrants. Xénophobie ou désir tout bête (et peut-être méprisable) d'être en paix chez soi ?Qui a le droit de lui jeter la première pierre s'il n'habite pas Calais ? Le FN le caresse dans le sens du poil ? Sûrement, et ils ont l'impression d'être entendus pour une fois. Est-ce donc aux hommes politiques de faire l'éducation du citoyen ? Ce fut, et c'est encore, le cas dans les pays totalitaires. Est-ce cela que nous souhaitons ? D'ailleurs ne les violent-ils pas eux aussi allégrement ces valeurs ? Moins d'hypocrisie et de moraline à haute dose et le score du FN baissera !