L'esprit de la Résistance souffle sur les terrasses : conte noir
Au bout de quelques mois il fallut se rendre à l'évidence, l'Armée des ombres était décimée. Le zèle des combattants leur avait été fatal. Chaque héros (et les femmes n'étaient pas les dernières) voulant dépasser l'autre, à force d'engloutir bières, mojitos et petits vins de derrière les fagots, ils se retrouvaient pour la plupart avec ces foies gonflés et pustuleux d'alcooliques comme on en voyait autrefois aux murs des salles de classes. Comme on était en hiver, circuler sur la terrasse vous exposait à des chauds et froids qui furent fatals à beaucoup : comme leurs lointaines ancêtres romantiques beaucoup de jeunes filles s'en allèrent de la poitrine. L'hédonisme connaissait ses premiers martyrs.
Pourtant tout avait si bien commencé. Le chagrin et la pitié avaient vite fait place à la colère et au défi. Acteurs de la création, intermittents du spectacle, bobos de tout poil entraient en guerre, ils allaient écraser l'Infâme en lui opposant ces deux symboles de leur mode de vie, le demi et la discussion de terrasse (qui n'a rien à voir avec celle de comptoir qui pue le Front national et la France moisie). Tel Barrès en 1914 ils s'engageaient avec un "joli mouvement de menton" et proclamaient à tout vent :"Même pas peur". Une devise les unissait : "boire une bière en terrasse et parler fort" ou bien" "Boire un coup puis le tirer". A vrai dire, si le même idéal les animait on distingua assez vite plusieurs mouvements : les résistants-canal historique, tenants farouches de la bibine, les "nationaux" qui lui préféraient le saucisson et les rillettes "de la ferme" accompagnés d'un vin du terroir, les "internationalistes" qui ne juraient que par mojitos, bloody Marys et autres Singapore slings. Quand l'alcool et le shit avaient fait leur effet ils entonnaient leurs hymnes favoris pour défier l'ennemi. Un idéologue pernicieux réfugié dans son nid d'aigle de Gascogne, devenu par la force des choses leur allié objectif, avait composé un pastiche du chant des partisans : "Ami, consens-tu au vol noir des niqabs sur nos places..." (les curieux et les mauvais esprits trouveront la suite sur le site de l'auteur que je me garde bien de nommer). La "Marseillaise" elle-même avait été transformée : " Allons enfants de la patrie / le jour de boire est arrivé...Entendez-vous dans nos banlieues / mugir ces féroces zyvas..."et tout à l'avenant. Bien sûr il y eut quelques dérapages : des femmes en niqab furent tondues (on ne leur laissa sur le crâne qu'une mèche en forme de croissant) et on les promena nues par les rues, barbouillées de sang de cochon. Un éditorial de Laurent Joffrin et un appel solennel d'Edwy Plenel mirent fin à ces déplorables excès. La victoire était à la portée de la main, l'art de vivre à la française allait s'imposer au monde entier comme les immortels principes de 89, l'ennemi était sur le point de faire retraite et la reconquête des "quartiers" n'était plus qu'une question de jours, mais hélas...
Hélas l'épuisement et la maladie firent se débander les héroïques résistants, ils durent se mettre - ô honte - à l'eau de Vichy et se bourrer de pastilles Pullmol. On en voyait errer hagards, récitant des fragments de Voltaire et de Michel Onfray, tout ce qui leur restait des stimulants débats intellectuels qui sont la quintessence de l'esprit des terrasses. Ils lâchèrent pied et on entendit au loin le pas lourd des Barbares en marche.