Pour les paysans
Croquants, manants, bouseux, culs-terreux, péquenaud, pédzouilles, les qualificatifs infamants n'ont jamais manqué au cours des âges pour désigner les paysans et voici que cette engeance fait encore parler d'elle et un quelconque ministre leur a demandé de lever immédiatement leurs barrages parce qu'ils gênaient les Français (visiblement les ploucs n'en font pas partie) qui ont besoin de repos. Bah, ce sont les derniers soubresauts de la bête en train de mourir et qui n'a pas l'élégance d'y prêter la main. Dans quelques dizaines d'années ils n'embêteront plus personne.
La fin des paysans a commencé vers 1960. D'ailleurs déjà ils n'étaient plus des paysans, mais des cultivateurs, mot aux connotations moins péjoratives et dont le suffixe leur attribuait un métier et non plus une activité traditionnelle menée dans un terroir. Ils entrèrent définitivement dans la modernité en devenant des agriculteurs, ce qui fleurait bon les collèges agricoles, les machines achetées à coups d'emprunts, et ce que les conseillers de la banque appelaient investissement, mot tout nouveau dans les campagnes. La modernisation, couplée avec le remembrement, fut assez brutale et si Pisani, le ministre de l'agriculture de l'époque ne fut guère populaire on ne peut nier qu'il avait une vision et de l'énergie pour mettre en oeuvre son projet. Du reste si l'agriculture perdit beaucoup de bras, la productivité augmenta, les fermiers s'enrichirent. Surtout ils accédèrent à un confort quasi absent des campagnes : maisons plus saines, appareils ménagers, automobiles pour tous, tracteurs en veux-tu en voilà, traite mécanique...Et même des vacances ! Eux qui n'étaient jamais partis, ou alors deux ou trois jours à Lourdes en autocar avec leur curé, qui ne pouvaient demander à un voisin de traire leurs vaches pendant toute une semaine, grâce aux GAEC purent aller aux bains de mer comme des ouvriers ou des fonctionnaires. Pendant des années tout alla vaille que vaille avec de temps en temps une crise de surproduction, des manifs violentes, du lait ou du fumier répandu devant les préfectures, mais les fils de paysans furent de moins en moins nombreux à rester à la ferme : isolement, difficultés à trouver une compagne, variation trop grande des revenus. Ceux qui restèrent auraient pu en profiter dans des exploitations plus étendues mais la machine s'emballa. Il fallait investir toujours plus, serrer les prix à cause de la concurrence, se soumettre à un nombre hallucinant de réglementations et de contrôles qui coûtaient cher, les malheureuses bêtes étaient poinçonnées et étiquetées depuis leur plus jeune âge. Certes certains, peu nombreux, s'en tiraient bien, toujours les mêmes, gros céréaliers de la Beauce, vignerons de Champagne, roulant Range Rover, possédant piscine et allant à la pêche au gros dans les Caraïbes. Visiblement ce n'est pas ça pour la plupart des éleveurs et des producteurs de lait qui embêtent les Français en vacances, les vilains jaloux !
Le malheur c'est qu'on ne voit guère de solutions. Dans un monde où il faut produire en grande quantité à moindre coût, l'avenir est à la ferme-usine où les vaches seront traitées comme des volailles de batterie avec une nourriture calibrée sur programme informatique et un espace vital calculé au plus juste. S'occuperont d'elles des manoeuvres en blouse blanche style Metropolis et un directeur à la botte des actionnaires. D'ailleurs il paraît qu'en Allemagne c'est déjà comme ça , alors.. Et ce qui ne sera pas exploité sera transformé en une sorte de grand parc de loisirs où on verra même des animaux de ferme bien peignés, des vaches que les gardiens appelleront encore la Noiraude ou Blanchette, des petits moutons avec un ruban bleu autour du cou. Il ne manquera que l'odeur de l'ensilage et du fumier et, bien sûr, les hommes.