Bonne journée, bon film, bonne lecture et bonne bourre...
Vu hier Les nuits d'été de Mario Fanfani, film curieux et non dénué d'intérêt. En bref il évoque la façon dont est vécue l'homosexualité (sous le forme quasi unique du travestisme) dans une ville de province française en 1959. La reconstitution d'époque est soignée : quelques voitures, les décors d'appartements sont dans la note comme la boîte pour bourgeois en goguette, quelques bidasses en attente de départ pour l'Algérie. Les dialogues eux-mêmes ne détonent pas, ainsi le dîner entre notables où on parle des Arabes et où on glousse sur les homos de la ville ou bien le discours très humaniste de gauche de l'épouse du notaire. J'ai quand-même relevé 2 anachronismes : un emploi du mot fiotte et de l'expression Bonne journée.
Fiotte, même s'il est attesté depuis la fin du 19ème siècle, n'a été utilisé de façon courante qu'assez récemment et je me demande si on ne l'a pas redécouvert pour traduire des mots comme sissy dont les sergents-instructeurs accablent les malheureux troufions dans les films américains, à la fois femmelette, lâche et pédé. De façon plus exacte, dans une scène où des villageois s'en prennent aux travestis les mots utilisés sont bien d'époque : tante, tapette, pédéraste (ce dernier par ceux qui veulent se distinguer mais en fait emploient un mot impropre). De même une des bourgeoises utilise-t-elle l'expression être de la jaquette et le fameux en dont Proust s'amuse, dans Sodome et Gomorrhe je crois (il "en" est). On n'utilise pas encore les deux abréviations courantes, l'une neutre, homo, l'autre dépréciative, pédé. Le mélioratif gay, emprunté aux Américains, n'apparaîtra que bien plus tard (au début des années sida, comme une sorte d'hommage au malheur). Statistiquement il l'emporte car il est politiquement correct mais deviendront aussi d'usage courant des termes très péjoratifs comme tantouze (par suffixation), tarlouze (par analogie ?) ou le pittoresque tafiole. Comme des mots comme bougre et inverti n'ont pas disparu dans la bouche de ceux qui veulent faire genre, on peut constater que la sortie du placard de cette communauté a considérablement enrichi notre vocabulaire. Cela dit tante et tapette sont devenus désuets et le très médical homosexuel tend à disparaître.
Quant à bonne journée, c'est une expression d'invention récente, une variation sur bonjour qui est devenu le paradigme de la politesse et même son unique expression, laissant champ libre pour le reste à toutes les incivilités. Il donne lieu à ce genre de dialogue dans les boutiques ou les bureaux :
Moi : Pourriez-vous, s'il vous plaît, me dire...
L'employé (sur un ton acerbe) : Bonjour !
Moi (interloqué) : ...Oui, bonjour. Pourriez-vous me dire...
M'est avis que nous devons cette sacralisation du bonjour aux quartiers et plus précisément à leurs éléments subsahariens. En Afrique noire les salutations sont très ritualisées et ne pas saluer quelqu'un est une offense, on ne saurait s'en dispenser quelque longue que soit la formule (chez les Dogons on a le temps de vider 3 ou 4 calebasses de vin de palme avant la fin). Bonjour a dû paraître un peu sec, on l' a donc prolongé en rendant le message plus explicite mais en le destinant uniquement à une personne que l'on quitte. Cette expression a eu toute une postérité un peu niaiseuse : bon film, bonne lecture, bonne continuation de reps (sic). Puis comme bonne journée devenait banal et avait un petit côté moral déplaisant dans notre époque libérée, on lui a substitué belle journée. Ce réenchantement du Monde a tellement plu aux esthètes que nous sommes tous que la formule a elle aussi fait des petits. Le très branché maire de Paris au début de la décennie souhaitait une belle année à ses administrés, puis on a eu une belle santé et bientôt les loufiats vous diront bel appétit quand vous plongerez la cuillère dans votre ragougnasse. Plus belle, la vie, on n'a pas fini de vous le dire.