Lettre ouverte à celle qui n'a pas lu Modiano
Ma chère Fleur (si je puis me permettre),
Donc vous n'avez pas lu Modiano, et vous l'avouez, petite friponne, aggravant ainsi votre cas. Eh bien je vais vous faire un aveu qui nous place au même degré d'infamie : moi non plus. Ou peut-être si, il y a longtemps, et je ne me rappelle plus. Comme dirait en substance Chevillard, le livre s'est effacé dans les brouillards modianesques. Ce n'était peut-être pas le bon moment et de toute façon il y a des livres dans lesquels on n'entrera jamais, des auteurs, même patrimoniaux, qui vous indiffèrent ou vous rebutent (jamais pu relire Dostoïevski depuis mon adolescence, par exemple). D'ailleurs un prix prestigieux procure-t-il automatiquement au récipiendaire une entrée dans la cohorte des granzécrivains ? A considérer les derniers nobels français on peut en douter. Le Clezio n'a rien écrit d'original depuis Le Procès-verbal et est vite tombé dans des tartines de moraline parées des plumes de l'exotisme, quant à Claude Simon il était tellement nouveau roman et éditions de minuit que ça limitait considérablement la portée universelle de son oeuvre. Vous n'avez donc commis aucun péché contre la culture en ne lisant pas Modiano, toute révérence gardée pour cet écrivain. Eût-ce été le cas que votre aveu entraînait le pardon. Je ne sais si votre franchise a été une habileté, mais c'était la meilleure réaction possible d'abord face à l'auteur lui-même que vous n'auriez pas trompé et même s'il aurait eu l'élégance et la courtoisie de ne pas relever le mensonge, la situation eût été embarrassante pour vous deux, au lieu que vous avez bien ri en déjeunant avec ce timide qui a été visiblement sensible à votre charme. D'autre part il se serait bien trouvé un journaliste capable de vous piéger. Pour une fois qu'un politique ne parlait pas la langue de bois des hommages (comme Hollande à la ré-inauguration du musée Picasso) et ne régurgitait pas la fiche de son conseiller, le public aurait dû être content. Mais voilà : vous êtes ministre de la culture et vous n'aviez pas le droit d'être ignorante, comme si - d'autres l'ont dit - le ministre de l'agriculture savait planter les choux ou celui de la Défense remonter un FM. Vous n'auriez pas dû vous justifier, en fait. Votre fonction a deux aspects : les paillettes et la réalité. Celle qui vous a précédée aimait bien les paillettes, ne ratant pas une première ou un vernissage, s'enivrant de ce parisianisme dont elle avait dû rêver, lycéenne méritante de province. Elle applaudissait à toutes les audaces de l'art et de la mise en scène théâtrale, n'en pensant pas moins probablement. Elle jouait le jeu, mais vous avez cru être plus fine mouche en feignant de le refuser. Vous avez évoqué la réalité de votre fonction en rappelant ce qui nourrit votre quotidien : notes de synthèse, textes de lois...Vous êtes (ou "vous n'êtes que") un grand commis au service de l'Etat dans un petit ministère aux crédits dérisoires. Votre tâche est d'en grappiller le plus possible et de les répartir entre conservation du patrimoine et "art vivant", mais ça, ce n'est même pas vous qui le choisissez : pour des raisons électoralistes l'exécutif choisit toujours l'art vivant. On vous donne quelques cacahuètes et on ne vous demande pas d'avoir une vision. Vous avez oublié le symbolique. Pensez-y à l'avenir. Faites savoir à tous les vents que vous lisez. Faut-il le mettre en doute parce que vous êtes femme et jolie ou pour avoir déclaré avec un brin de démagogie - et c'était plus qu'un crime contre la culture une faute politique - que vous aimiez je ne sais quelle série télévisée ? Ne pas lire Modiano ne signifie pas qu'on ne lit pas Proust, Faulkner, Thomas Mann ou Rimbaud. Sans vaticiner, échevelée, comme le mirobolant Villepin, laissez traîner de-ci, de-là un classique en poche (pas un "pléiade" dont le rôle est de faire un bel alignement dans une bibliothèque) et vous verrez qu'on vous considérera. C'est la grâce que je vous souhaite.