Lettre d'un père à sa fille ou Le Pen expliqué aux lecteurs
La "lettre à sa fille" de J-M Le Pen a fait l'objet d'une véritable exégèse de la part de certains journalistes qui relèvent, par exemple, l'expression "idiots utiles" que nous devons à Lénine et qui désignait les intellectuels de gauche non-communistes mais qui, par leurs prises de position, soutenaient "objectivement" le Parti et l'URSS. Ce fut le cas de Sartre ou de Bertrand Russell, ç'aurait pu être aussi celui de Gide s'il ne s'était repris. Cette expression a été employée de façon polémique tout au long de la Guerre froide pour dénoncer les complices du communisme et, je suppose, a dû disparaître progressivement à partir de 89, raison pour laquelle les journalistes en rappellent le sens. Ma première réaction est de trouver cela incongru. Je n'ai pas l'âge de Le Pen mais la Guerre froide, c'est ma jeunesse, de la politique et non de l'histoire, du "chaud" et "pas du froid", et je réagis de même quand on rappelle au lecteur ce qu' était l'OAS. Et puis je fais un petit calcul : l'OAS, plus de 50 ans, l'effondrement du communisme un quart de siècle et s'il n'y avait pas de vieux briscards comme Cohn-Bendit ou Krivine pour nous rattacher encore à 68 (46 ans...) il faudrait aussi l'expliquer aux jeunes générations. Peut-être qu'il y a une sorte d'accélération de l'histoire qui transforme les évènements récents en faits historiques et donc destinés à tomber dans l'oubli, ce qui est assez paradoxal puisque qu'ils sont étudiés dans les programmes scolaires où n'existe plus ce no man's land entre histoire et actualité de 25 ans à peu près qui permettait autrefois de prendre du recul.
Autre chose a frappé les journalistes dans cette lettre : le mot "sycophante". Il faut dire qu'ils ont été gâtés, la même semaine Juppé parlait de sa "thébaïde". Ils en auront été quittes pour consulter leur dictionnaire mais devraient avoir l'habitude de telles sorties chez Le Pen qui naguère a employé "saxon" au sens de "traître", ce qui est un bel archaïsme, de même que sa prédilection pour le subjonctif imparfait. C'est pour lui une façon de se faire valoir en accentuant sa différence avec la langue de bois et le discours terne des autres hommes politiques De Gaulle parsemait aussi ses discours de mots obsolètes voire étrangers pour frapper les esprits : à propos du putsch de 1961 "quarteron" et "pronunciamiento" évoquant les armées d'opérette d'Amérique latine, mais aussi "volapük" ou le fameux "chienlit" qui fit les beaux jours de mai 68. Mitterrand, qui ne manquait pas de culture, n'eut pas de chance avec "l'honneur de cet homme fut jeté aux chiens" à propos du suicide de Beregovoy. L'expression qui remontait au Grand siècle ne fut pas comprise et les journalistes pensèrent que le mot chien les désignait et qu'on les accusait d'avoir poussé la victime au suicide. Tous ces gens étaient ou sont pétris d'une culture classique acquise chez les Pères ou dans les lycées d'état, ce sont les derniers représentants de leur génération : énarques, technocrates et même, hélas, avocats n'ont plus ni leur culture ni leur talent d'orateur et la coupure culturelle avec le peuple s'accentue. Les journalistes qui sont conscients du niveau du lecteur moyen ont donc raison de faire un peu d'explication de texte. Ils ont souligné aussi son adresse à sa fille : "Madame" et son vouvoiement qui vont contre le débraillé contemporain. C'est oublier que cette lettre était publique et qu'en principe l'intimité ne devait pas s'y manifester. Les vrais gens attendaient sûrement : "Ma grande, tu n'es pas gentille avec ton papounet" et que la missive se terminât par "bisous, bisous quand-même". Dieu merci Le Pen qui a proféré tant de choses honteuses garde ici un peu de dignité.