Laissez mourir Mandela !
L'interminable agonie de Nelson Mandela en rappelle d'autres, celles de Franco et de Tito. Loin de moi, évidemment, l'idée de comparer le héros sud-africain aux deux dictateurs. Peu d'hommes politiques ont conservé comme lui leur aura intacte, peu ont vu leur image idéalisée coïncider aussi étroitement avec ce qu'ils étaient vraiment. Son visage même, rayonnant de bonté, ne trompait pas. Je vois peu de prisonniers politiques dont la libération m'ait donné plus de joie et d'émotion que la sienne (comme les Américains se souvenant de ce qu'ils faisaient le jour de l'assassinat de Kennedy, je me rappelle l'avoir apprise à Montbard où j'étais de passage). Vingt-sept ans de prison dans des conditions très dures ne l'avaient pas rendu haineux et sa sagesse et son intelligence lui ont permis de réaliser l'impossible : faire tenir ensemble des gens dont une minorité avait opprimé la majorité depuis la conquête et particulièrement à l'époque de l'apartheid avec tout ce que cela représentait de cruauté, d'humiliations, de rancoeur, de peur. Certains de ses concitoyens lui ont reproché de n'avoir rendu aux Noirs que le pouvoir politique et de ne leur avoir pas distribué les richesses des Blancs, mais c'était la sagesse même car cela a évité à son pays un effondrement économique, alors que l'Afrique du sud est devenue une grande puissance économique et politique même si de fortes inégalités demeurent.
Pourquoi cet acharnement thérapeutique ? Dans le cas de Franco et de Tito c'était assez clair. En Espagne la succession n'était pas assurée avec la lutte entre partisans de Juan Carlos, phalangistes, voire carlistes. En Yougoslavie, comme on s'en est aperçu quelques années après, le dictateur maintenait ensemble grâce à sa poigne de fer des peuples qui se détestaient et qu'on verrait bientôt se déchirer. La situation n'est pas la même en Afrique de sud. Mandela a quitté le pouvoir depuis longtemps et son parti, qui l'a conservé, mène peu ou prou la même politique. En tout cas aucun changement violent ne semble à craindre. Il s'agit probablement de quelque chose de plus profond comme la mort du Père (certains ont ressenti la même chose quand de Gaulle est mort), de l'amour de tout un peuple pour celui-ci, mais un amour maladroit parce qu'il fait souffrir son objet. La force du symbole vaut-elle qu'on enfonce dans tous les orifices de ce corps des tuyaux qui le transpercent, qu'on le larde de piqûres, qu'on le branche comme une vulgaire machine. Laissez mourir doucement cet homme, laissez-le glisser lentement dans le Néant, il l'a bien mérité.