Bisous-bisous
L'autre jour, au restaurant, un homme dans la quarantaine téléphonait sans souci de ses voisins qui n'ont pu ignorer qu'il parlait à sa mère. Au bout d'un temps il essaya de briser là en multipliant les "à bientôt"et "bisous". Comme la vieille s'accrochait il tenta un définitif "bisous-bisous, je t'aime maman !". Cet homme, visiblement d'origine bourgeoise, reprenait tout naturellement la tournure qui a maintenant remplacé "au revoir". Nous sommes passés du mot "bise", forme populaire à un "bisou" qui marque un surcroît d'affectif et surtout l'infantilisation du langage (bientôt areu-areu ou guili-guili ?...). Dans les formes classiques de la politesse on feint de s'adresser à un supérieur ("monsieur" = "mon seigneur"), ici au contraire au nom de l'égalité on se met à portée d'un inférieur et on clame son amour pour lui. Quant à la répétition du mot c'est, linguistiquement, une forme primitive de multiplication : on vous noie de baisers baveux. Me choque encore plus le "je t'aime", transcription du "I love you" américain d'un usage beaucoup plus étendu que son équivalent français réservé aux échanges amoureux. Cette extension à ce qui est plutôt chez nous du domaine de l'affection ou de l'amitié est-elle une façon puritaine de noyer le poisson sexuel ou est-ce tout simplement une espèce de pureté primitive dans un pays de pionniers qui pousse à exprimer ses sentiments sans honte ? Ces mêmes sentiments passent aussi là-bas par une gestuelle parfois très ritualisée (on écoute l'hymne national la main sur le coeur, geste qu'on pourrait opposer à la raideur de notre garde-à-vous de citoyen soumis), parfois moins, comme ces hugs qui se multiplient chez nous sous la double influence des feuilletons télévisés et des pratiques de thérapie de groupe. Les règles de savoir-vivre fixées au XIXème siècle par les classes dominantes avaient banni les contacts corporels qui étaient admis au siècle précédent et elles se sont imposées jusqu'à une époque récente. Il est vrai qu'il faudrait nuancer ici : les filles se sont toujours tenues par la main ou le cou, ce qui était interdit aux garçons. Le hug est individuel mais il a aussi une forme collective, la formation de cercles ou de chaînes humaines main dans la main pour manifester son soutien dans le chagrin ou la lutte (je fus éberlué la première fois qu'on me demanda de donner la main à mon voisin lors d'une messe alors que je n'avais pas mis le pied dans une église depuis 10 ans). Il me semble enfin que la généralisation des termes affectifs comme "papa" et "maman" pour "père" et mère" (jusqu'à France-culture qui parle du papa de Freud..) est aussi un cadeau de l'Amérique où on dit plus facilement "my dad" que "my father". Dans ma jeunesse nous eussions rougi de parler entre camarades de notre "maman" . Evidemment je ne veux pas reprocher aux Américains leur sentimentalité qui se manifeste à l'égard de l'étranger par une cordialité qui nous manque souvent, ce que je déplore surtout c'est une sorte d'avachissement langagier, de style gnangnan, une imitation servile.