"Le grand Meaulnes" n'a-t-il rien perdu de son charme ?
Il paraît que les Anglo-saxons découvrent Le grand Meaulnes (cf.http://larepubliquedeslivres.com/) qui malgré les éloges de certains de leurs écrivains n'avait jamais été très lu. Il a été néanmoins traduit sous des titres différents : The lost manor ou The lost estate dont le sens est très proche et The wanderer. Les deux premiers se réfèrent bien sûr à la "Fête étrange" qui est à la fois le coeur du roman et son morceau de bravoure. Non, je récuse "morceau de bravoure" qui conviendrait beaucoup plus à la calamiteuse adaptation cinématographique d'Albicocco où la fête ressemblait à un carnaval vénitien un soir de nebbia avec brouillard artificiel et effets de lumière pompiers. Rien de la sobriété et du réalisme magique d'Alain-Fournier. L'autre titre met plutôt l'accent sur la seconde partie du livre: la quête de Meaulnes qui a perdu Yvonne de Galais dont il est tombé amoureux à la fête. Bizarrement j'ai à peu près tout oublié de ce qui fait une bonne moitié d'un roman que j'ai lu et relu dans ma jeunesse et une dernière fois il y a une quinzaine d'années. Pourtant ce souvenir obsédant qui gouverne la vie du héros est évidemment essentiel. A vrai dire pour moi le charme du Grand Meaulnes vient d'ailleurs : de son incipit, l'arrivée du héros chez les parents du narrateur un dimanche de novembre, et plus généralement de tout ce qui touche à l'école et baigne dans l'atmosphère rurale. Simplement parce qu j'y retrouve ce que j'ai connu (c'était avant l'entrée de la France dans la modernité sous De Gaulle) : la tristesse et l'ennui des dimanches à la mauvaise saison dans les bourgades, les instituteurs et les élèves en blouse grise, les préaux ouverts à tous les vents, le tas de charbon dans on coin de la cour, les écoliers venus des fermes éloignées qui font chauffer leur déjeuner sur le poêle, les invités qu'on va chercher à la gare située à des kilomètres, les grandes maisons d'école partiellement habitées avec leurs pièces vides et sonores et la pompe dans la cour. Bon, trêve de nostalgie. C'est pourtant ce qui explique que ce roman n'a plus de succès auprès des adolescents en dépit de thèmes qui devraient les séduire : l'aîné initiateur, le château mystérieux au fond d'une forêt qui apportera la révélation, un monde sans adulte, la longue quête de la femme idéale (interprétée par la blonde et virginale Brigitte Fossey dans le film d'Albicocco) et l'amour impossible. Mais tout cela se déroule dans un monde qui leur est complètement étranger. D'abord dans l'espace : petits citadins ou jeunes venus d'ailleurs, ils n'ont jamais connu la campagne française qui, du reste, s'est rurbanisée et pour un roman d'atmosphère, c'est fâcheux. Ils pourraient y trouver les plaisirs de l'exotisme mais ceux-ci tendent à disparaître dans un Monde arpenté et en voie d'uniformisation. Cet exotisme n'est plus spatial mais temporel, c'est celui des mangas plus ou moins futuristes ou de la S-F, le passé n'y apparait plus que sous la forme de l'heroïc fantasy, celui du roman d'Alain-Fournier est beaucoup trop prosaïque. Il faut se rendre à l'évidence, Le grand Meaulnes va rejoindre dans leur purgatoire Le petit lord Fauntleroy et Les quatre filles du docteur March et c'est un purgatoire qui risque de durer longtemps.