Je suis frappé par la fortune que connaît l'expression "le grand remplacement" dans les médias, et en particulier sur Internet. L'écrivain Renaud Camus la lança il y a une dizaine d'années pour résumer sa théorie selon laquelle un complot international vise à submerger l'Europe et à soumettre sa population à une immigration africaine massive qui imposerait sa loi et ses coutumes. Cette expression est maintenant quasiment passée dans le langage courant, du moins chez les gens un peu éduqués politiquement, alors qu'elle avait tout contre elle.

  Grand remplacement de qui, de quoi ? Cette formulation imprécise ne pouvait guère accrocher les gens. Tout au plus pouvait-elle faire écho au "grand dérangement", mais qui se souvient encore des Acadiens ? Son inventeur n'était pas vraiment en mesure de la répandre dans les masses, il a toujours été un écrivain pour happy few. Ses premiers livres (Passage, Travers) appartiennent à la littérature expérimentale et n'ont rassemblé que quelques milliers de lecteurs (seul Tricks, considéré comme un livre cochon, a eu quelque succès). Par la suite il se consacra essentiellement à un Journal de dimension monstrueuse où il s'efforçait de tout dire : son admiration pour les grandes oeuvres d'art et de littérature, son goût pour les paysages, les trivialités de sa vie quotidienne, ses baisades, tout en condamnant les moeurs et la langue de ses contemporains. Puis arriva, en 2000, "l'affaire Renaud Camus" qui lui valut d'être mis au ban pour antisémitisme. Ce fut le début d'une dégringolade qui le priva, ou à peu près, de ses derniers amis, et surtout d'éditeur et le transforma en une sorte d'épouvantail. On fait mieux comme rayonnement et influence...

  Paradoxalement, c'est peut-être d'avoir perdu ses éditeurs qui le sauva et lui donna une surface politique à défaut de littéraire. Obligé de s'auto-éditer sur Internet, il y développa aussi son site personnel et en créa un autre pour son minuscule Parti de l'In-nocence (pour comprendre cette fantaisie orthographique derridienne, il faut lire RC). Il côtoya ainsi de nombreux sites d'extrême-droite et on peut penser que sa culture et son absence de tout tabou dans l'expression de ses idées sur l'immigration les fascinèrent, voire les inspirèrent. Ainsi fut démultiplié son concept de "grand remplacement" qui trouva une oreille complaisante auprès de gens plus nombreux qu'on croit qui n'osent dans leur vie quotidienne tenir un discours qu'ils savent mal vu et jouissent de le retrouver sur les réseaux sociaux. Ajoutons que l'engeance des complotistes grouille sur le Net et trouve là un complot de belle dimension...Je ne pense pas, toutefois que cela eût été suffisant pour répandre le concept. Il fallait aller au-delà de l'entre-soi et ce sont les médias "vertueux" qui l'ont vraiment installé dans nos têtes. Non qu'ils aient voulu jouer aux apprentis-sorciers, mais un journaliste est toujours un peu sociologue et ils ont perçu l'acuité du problème de l'immigration, notamment pour les habitants de la France périphérique : impossible gestion des flux, cohabitation difficile dans les "quartiers" ou les écoles, chômage de masse, haine du pays d'accueil chez certains, refus de nos coutumes et de nos lois parfois...Ainsi ont-ils été obligés de soulever un peu le couvercle et de donner la parole à ceux qui s'y opposent, au risque de choquer les patrons avides d'une main d'oeuvre sous-payée et les multiculturalistes qui pensent que l'amour de l'humanité exclut l'attachement à son passé et à sa civilisation. Le remplacisme triomphera-t-il et dégagera-t-on les peuples comme de vulgaires politiciens ? Je ne le crois pas, et encore moins qu'il y ait un complot, mais la formule de l'écrivain a eu au moins le mérite d'attirer notre attention sur les problèmes que pose une immigration de masse, ou qui va le devenir, et que nous devons la regarder en face sans moralisme excessif et sans honte de ce que nous sommes ou avons été.