Le sort nous a cruellement frappés ces derniers temps. Ce fut d'abord Jeanne Moreau, la grand-mère du cinéma français, et nous eûmes droit au "Tourbillon" à ras les oreilles, puis Danielle Darrieux, idole des années 40-50 passa l'arme à gauche, gagnant grâce à son âge vénérable et malgré ses films oubliés le titre envié de "grande dame du cinéma" (en Angleterre on l'eût anoblie). Enfin, coup sur coup, la même funeste semaine, Jean d'Ormesson qui avait de si beaux yeux bleus, une propension insolente au bonheur, et beaucoup de succès chez les douairières, et Johnny. Johnny qui était né avec la Vème république, Johnny qui traînait tous les coeurs après lui, du biker à Raffarin, Johnny qui était la France comme avant lui Maurice Chevalier, Johnny qui faisait hurler et panteler les demoiselles d'âge tendre et enflammait la place de la Nation. La littérature et la musique, ô Moires impitoyables, comment avez-vous pu ? Mais qui pourrait arrêter la faux de la Mort qui vient encore de frapper ? O nuit désastreuse ! O nuit effroyable où retentit tout à coup comme un éclat de tonnerre cette étonnante nouvelle : Bocuse se meurt! Bocuse est mort ! Or Bocuse, le primat des gueules, le pape des cuisiniers, c'était la France dans son essence même : ses 365 fromages, son art de manger, ses petits plats canaille et ses chefs-d'oeuvres renouvelés d'Escoffier. Et le bougre avait porté sa gastronomie aux quatre coins du monde, inaugurant la mode des flying chefs dont la royauté s'étale dans tous les médias, et français jusqu'au bout des ongles il affichait ses trois femmes, prouvant que notre galanterie n'était pas un vain mot...D'ailleurs Gégé a dit tout ça bien mieux que moi : "Monsieur Paul, c'était la France. Simplicité et générosité.Excellence et art de vivre". Mais le cocorico s'étrangle dans votre gorge car Bocuse s'en est allé.

  Comment ne pas se demander où la Camarde va frapper maintenant. Sera-ce cet homme politique à l'accent chuintant qui jouait si bien de l'accordéon pour faire danser les filles et s'invitait chez vous à la bonne franquette ? Ou alors ce grand diable à l'air un peu perdu qui aimait tant la tête de veau et la bière mexicaine ? Ou la prochaine victime sera-t-elle un savant ou un philosophe, de ceux qui portent haut le flambeau de la Pensée française ? Cédric Villani se pendra-t-il avec sa lavallière parce qu'il n'aura pas réussi à résoudre une équation ? Edgar Morin tombera-t-il au champ d'honneur, foudroyé au sein d'une des 350 commissions qu'il préside ? Michel Serres disparaîtra-t-il en proférant une dernière parole testamentaire :"ce sera mieux après" ? Peut-être le cinéma va-t-il être à nouveau frappé. Alain Delon qui est devenu une sorte de Gabin en fin de vie après avoir été un jeune acteur d'une beauté sublime quittera peut-être un monde qu'il proclame haïr (et comme je le comprends parfois !). On se rappellera alors que c'était un grand comédien, oubliant des films alimentaires ou son personnage stéréotypé dans les films de Melville, pour ne plus voir que le jeune aristocrate du "Guépard", l'acteur d'Antonioni ou le Charlus d'une adaptation de la Recherche. Ou est-ce que sera le tour de notre autre grand mythe, BB ? Je me demande si je n'ai pas écrit tout ce qui précède pour vous signaler son interview sur 2 pages dans le "Monde" d'hier. On y découvre tout ce qu'elle a vécu d'avanies, d'agressions, de la part du milieu du cinéma et du public, tout son mal-être et ses souffrances au cours de sa jeunesse, et son ton de sincérité ne trompe pas. Mais ce qui apparaît avant tout, c'est son immense générosité qui lui fit accueillir bien des chiens perdus et pas toujours à quatre pattes. Pourquoi a-t-on pris pour une gourde cette femme qui mène avec opiniâtreté et méthode un combat acharné sans souci des injures et des ricanements dont on l'abreuve encore ? Non, pas elle ! Que le dieu des animaux l'ait en sa sainte garde pour longtemps encore et que pour une fois ce ne soient pas les meilleurs qui partent.